2100 ... (l'aléa de l'alizé)

2100 … (l’aléa de l’alizé)

 

 

Non, ce n’est pas le titre d’un film d’apocalypse, un de plus. Non. C’est le nombre de miles qui nous séparent des Antilles. Un océan à traverser, une expérience à vivre, vers un nouveau monde. Une fois partis, c’est parti, un peu comme une course en montagne, une grande voie d’escalade, il faut aller au bout, les vents nous y poussent, impossible de faire demi tour. Cap à l’ouest !

 

 

Mardi 1er mars

1er mars, c’est jour de départ : chiffre rond, ce sera plus facile pour compter les jours ! Sophie et Veit, partis faire des courses à Villa Nova Sintra, ont laissé Moemoea pour la journée. Antonio et Idalina viennent nous saluer dans leur barque de pêche. Un peu timides, nous les invitons à manger un petit morceau avec nous avant de partir. Antonio ne se fait pas prier et grimpe à bord, Idalina a peur d’être malade et préfère rester sur la barque. Drôle de repas partagé, trois dans le cockpit et une avec son assiette dans la barque à l’arrière du bateau ! Mais c’est le moment qui compte, et en repartant, Antonio nous crie qu’il nous faudra dire à notre famille que nous avons des amis à Brava. C’est chose faite Antonio ! Idalina a encore la larme à l’œil, et ils nous saluent tous deux à grands gestes de bras pendant que la petite barque repart pour la fin de sa journée de pêche, au-delà du cap. Quels gens chaleureux, on ne les oubliera pas.

Nous remontons l’ancre vers 14h, après les derniers préparatifs pour mettre le bateau en mode « navigation », un dernier bain de mer, et une bonne douche. Un petit Harmattan garde Brava pour lui, et a tôt fait d’effacer le dessin des côtes. Salut Cap Vert, nous nous retrouvons rapidement en « haute mer », avec l’eau pour seul horizon. Quelques dauphins viennent batifoler devant l’étrave, moment dont on ne se lasse pas. Ben voilà, c’est parti … Nous mettons bientôt au travail un compagnon de plus au service de notre confort : Ursule, le régul’ (ateur d’allure), qui se révèle barrer plutôt mieux qu’Eliot le pilote (électrique) quand il y a suffisamment de vent. Et gros avantage : sans consommation électrique ! C’est bon de penser que nous devons notre autonomie au soleil et au vent. Première soirée en mer sous le ciel étoilé, Sahaya avance à bonne allure, comme sur une route tracée entre la Grande Ourse et l’Etoile Polaire au nord, et la Croix du Sud et le Scorpion au sud. Ce n’est pas souvent que nous suivons une telle route plein ouest. Le ciel semble défiler comme si c’était nous qui le faisions tourner en avançant, en tirant sur le tapis des étoiles. Le sillage est tout phosphorescent de plancton, étoiles dessus, étoiles dessous, que c’est beau …

 

 

Repas dans le cockpit pour certains ...

 

Exilée volontaire !

 

Tchau Antonio e Idalina ...

 

Tchau Tantum ...

 

Mercredi 2 mars

La nuit a été tranquille, un bateau entrevu a fait crépiter la VHF, il faut reprendre le rythme des quarts. Le vent reste constant, environ 15 nœuds de nord-est, un alizé modéré, qui perdure toute cette deuxième journée de mer. Nous sommes un peu fatigués, le corps doit reprendre le rythme de la mer, et puis il y a aussi du manque de sommeil : ces dernières nuits, le mouillage de Tantum était très rouleur. A propos de se faire rouler, la houle est aussi au rendez-vous, croisée comme de bien entendu … Nous voyons un cargo au loin qui semble aller vers l’Afrique du Sud. Musique de Nougaro dans le cockpit, et au lit de bonne heure !

 

Calée dans le couloir avec un seau ... on n'est jamais trop prudent !

 

De l'espace à courir ...

 

Dans le vent ...

 

Jeudi 3 mars

La nuit a été calme, aucun bateau en vue. Couchée dans le carré pendant les quarts, j’essaye de m’habituer à suivre le bateau aux sons : le glissement soyeux de l’eau sur la coque : nous sommes à plus de 5 nœuds, entrecoupé de « floc floc » plus hésitants : la vitesse diminue, comme-ci on lofe, comme ça on abat. Au matin, un poisson volant repose sur le pont : atterrissage fatal … L’alizé se maintient, 15 nœuds de nord-est qui nous poussent à près de 6 nœuds de moyenne. Les miles défilent, et nous passons sous la barre des 1800 miles restants. Le matin, je ratiboise les cheveux de Philippe qui veut voir quel effet ça fait d’avoir la boule à zéro, à l’abri des regards d’autrui ! Je trouve que ça lui va pas mal, il est assorti avec le nom du bateau en tenant un peu du bonze. Mon bonze ami … Le soir, je rentabilise le four en le chargeant jusqu’à la gueule : deux pains, une pizza, et un gâteau marbré chocolat-citron que le roulis homogénéisera bien consciencieusement pendant la cuisson !

 

En matinée ...

 

Atterrissage fatal ...

 

6,6 noeuds, bonne moyenne, le cap'tain est content !

 

Vendredi 4 mars

Avec cette grosse houle croisée, j’ai passé la nuit dans le couloir, calée dans la largeur entre un oreiller et un matelas mousse roulé en boule. Philippe ne m’a pas réveillée pour mon deuxième quart, aucun bateau n’a croisé notre route. Vendredi, jour du poisson ?? Nous mettons à l’eau la ligne de traîne après l’avoir équipée d’un fil de nylon de plus gros diamètre acheté à Mindelo, et d’un poulpe armé d’un hameçon triple, cadeaux de François, un pêcheur Marseillais rencontré au mouillage. Hélas le soir, il n’en restera rien : ligne cassée net au niveau de la tresse qui n’était pas de bonne qualité, et dont ne demeure qu’un court témoin effiloché ! L’alizé de nord-est se maintient à 15 nœuds, perturbé un temps par un grain qui passe. La houle se calme, ce qui n’est pas pour nous déplaire ! Dans l’après-midi, nous sommes survolés par un paille en queue, qui se pose ensuite comme une plume sur les vagues. Nous avons passé la longitude 30° ouest, aussi nous reculons d’une heure (nous voilà à TU-2h), pour éviter le « boat-lag » à l’arrivée. Encore deux fuseaux horaires à grignoter pour être à l’heure des Antilles.

 

Samedi 5 mars

La nuit a été agitée pour Philippe qui a essayé plusieurs réglages de voiles. Le temps est nuageux, quelques gouttes, et l’alizé semble donner des signes de faiblesse. Nous prenons un cap un peu sud-ouest pour essayer de passer au sud de la zone de pétole annoncée par les modèles météo que nous avions chargés en partant de Tantum, mais à plus de 5 jours d’échéance maintenant, la confiance à accorder diminue. Et oui nous devons hélas rallonger notre route en nous éloignant davantage de la route orthodromique, qui elle passerait beaucoup plus au nord.

Nous mettons à l’eau un petit poulpe rouge, « le moins sophistiqué » de nos leurres, très léger, qui frétille en surface dans le sillage du bateau. Inch Allah … Mal tenu par un vent arrière qui faiblit inexorablement, le bateau roule bord sur bord dans cette houle croisée. Le génois est tangonné, la grand-voile et l’artimon sont équipés d’une retenue de bôme, pour limiter le claquement des voiles. La pétole menace, et le moral du capitaine descend en flèche quand la vitesse passe sous la barre des 5 nœuds …

 

Dimanche 6 mars

Le vent a repris dans la nuit, le bateau s’est remis en marche, et le moral des troupes est remonté. Belle journée de dimanche, sous un ciel d’alizés, tendu de bleu azur sur lequel s’accrochent de petits cumulus. Ce serait parfait sans cette houle croisée pénible (mais il me semble avoir déjà écrit ça quelque part non ??). On a remis le petit poulpe rouge à la traîne, lesté d’un peu de plomb dans la tête, ce qui ne fait jamais de mal … Et avant midi, une touche ! Une daurade coryphène, le gabarit au-dessus de celle que nous avions pêchée à Noël. A défaut du poulet dominical, voilà donc le menu de midi ! Je ne sais pas si on peut vraiment prétendre faire des statistiques avec deux poissons, en tous cas nous les avons pêchés à midi, et non au lever ou coucher du soleil. Quant au leurre, le plus simple semble marcher tout autant, en tous cas pour les gabarits de poissons qui nous conviennent. Un leurre plus sophistiqué (et plus cher) ne serait-il pas fait d’abord pour appâter les « pigeons » dans les magasins ?...

 

Ca avance ...

 

La touche ...

 

Lundi 7 mars

Journée sans événement majeur, on avance bien mais toujours dans cette mer qui nous ballote en venant claquer les fesses de Sahaya, qui de droite, qui de gauche. Nous faisons toujours de l’ouest-sud-ouest pour mettre de la distance entre la menace de pétole et nous, et tenter de trouver « l’alizé profond », comme le nomme notre ami Bertrand, coureur au large, c'est-à-dire l’alizé qui souffle sans faillir, à 10 ou 15 nœuds, à l’abri des dépressions nordiques. A 11h30 TU, c’est le « rituel » : le bulletin météo marine diffusé sur RFI, que nous enregistrons avec un dictaphone pour le réécouter ensuite plus tranquillement, car il est souvent énoncé avec une diction expéditive, comme si les annonceurs avaient un bateau à prendre ! Philippe reporte sur la carte l’évolution des dépressions orageuses qui se baladent au nord-est des Antilles, le risque étant qu’elles perturbent les alizés en descendant vers le sud. Dans notre « bulle microcosmique » qu’est le bateau, la météo marine est l’information presque vitale : savoir ce que nous réservent les vents et l’océan sur lequel nous avons embarqué …. La radio, c’est aussi notre lien avec le reste du monde. RFI en ondes courtes a remplacé France Inter sur la FM qui tournait presque toute la journée à la maison. Dans notre bulle, arrivent les émissions tournées vers l’Afrique, et les fracas du monde, avec ses peuples qui s’ébrouent et se libèrent, avec ses fous de pouvoir prêts à tout pour le garder, Gbagbo, et Kadhafi, qui reçut pourtant les honneurs de l’Élysée il n’y a pas si longtemps …

Des pétrels noirs et blancs jouent avec les vagues. La lune commence à montrer un croissant timide dans la soirée.

 

Mardi 8 mars

Nuit rouleuse, le vent a diminué. Ça fait une semaine que nous sommes partis … Un banc de poissons volants survole un temps les vagues. Ce matin, bricolage car en vérifiant le niveau d’huile dans le moteur, Philippe trouve qu’il est plus haut qu’à la normale. Encore de l’eau de mer ??? La seule entrée possible pourrait être l’anti-siphon sur l’eau de refroidissement de l’échappement, et encore … Philippe décide de mettre une vanne pour fermer à l’arrêt « au cas où ». Bonne initiative, car ça nous permet de voir que le coude anti-siphon est cassé, si on avait démarré le moteur, l’eau de mer aurait giclé ! La réparation faite avec les moyens du bord et la vanne installée, nous refaisons une fois de plus la vidange de l’huile moteur dans la houle. Il ne faudrait pas s’en faire une spécialité … Cette houle croisée est particulièrement pénible, donnant de violentes secousses au bateau alors même que le vent est devenu très mou dans l’après-midi. Les voiles claquent, on roule d’un bord à l’autre, c’est fatiguant et énervant, il faut sans cesse se tenir, arrimer toute chose, faire la cuisine devient sportif. Le moral est en baisse. Passés sous la barre des 1200 miles … mais aussi sous celle des 4 nœuds … le moral du capitaine tombe dans ses chaussures bateau. Pourvu que le vent se ressaisisse dans la soirée, comme c’est souvent le cas. Pendant le dîner, un poisson volant atterrit juste derrière Philippe, mais réussit, en bonds convulsifs, à retourner à l’eau sans notre aide, au prix de quelques écailles semées sur le pont.

 

Mercredi 9 mars

Hélas non, le vent n’est pas revenu pendant la nuit, bien au contraire, il a encore molli et nous a lâchés dans la houle rouleuse, tu parles d’une berceuse … Au matin, la pétole semble bien partie pour durer, le bulletin météo de RFI nous annonce un « vent variable », ce qui n’est pas pour nous rassurer. Nous cherchons des alternatives pour accélérer notre allure : le moteur ? Mais il nous reste encore plus de 1000 miles à parcourir, et de plus en vent arrière, son efficacité est limitée car il ne permet pas de créer un vent apparent. Mettre un deuxième génois en ciseau sur l’étai largable, à la place de la grand-voile ? Mais il nous faudrait un deuxième tangon pour le faire tenir avec cette houle. Reste notre spi symétrique. Nous hésitons toujours à l’envoyer car il est ultra-léger, et trop grand (160 m2), lors de notre première tentative, descendant trop bas devant l’étrave, il s’était un peu déchiré en s’accrochant dans l’ancre. Mais la houle semblant nous consentir une pause, Philippe est ok pour une deuxième tentative. Et trop grand, il ne va pas le rester longtemps … Envoyer le spi nous occupe un moment : empanner la grand-voile, préparer les écoutes, lancer le spi en réglant le tangon le plus haut possible, enrouler le génois. Le grand ballon à rayures bleues et blanches se gonfle, comme Obélix après une orgie de sangliers, et hop, nous voilà passés de 3 à 6 nœuds ! Hélas, l’enthousiasme est de courte durée, le vent mollit encore, même le spi se dégonfle comme une grosse baudruche dépressive, et nous nous retrouvons notre allure d’escargot, à moins de 4 nœuds, c’est désespérant … A ce train, notre ETA* (*Estimated Time Arrival, NDLR) devient incertaine. Dire qu’un mois plus tôt, il y avait 25 nœuds de vent sur tout le trajet, à quoi nous conduisent mes tergiversations mindélotes … Un crack : la remontée du tangon n’a pas suffi, et les deux dernières lèzes du spi se déchirent sur une bonne largeur en s’accrochant dans l’ancre. On affale. Atelier couture sur le pont, on s’occupe pendant la pétole : on roule les deux lèzes endommagées en un boudin que l’on maintient par de petits nœuds. En attendant, renvoyons le génois. Et l’enrouleur ne répond plus, coincé d’en haut ! Philippe monte au mât, s’auto-assurant sur la drisse de l’étai largable pendant que je le contre-assure d’en bas sur celle du spi. A 15 m, ça tangue même si la houle s’est bien calmée, et il lui faut arriver à monter sans trop lâcher le mât pour ne pas jouer au singe au bout de sa ficelle comme dans les manèges dans les accélérations. Verdict au sommet : c’était grippé. Un coup de dégrippant, un roulé-déroulé de test, et je fais redescendre mon Tarzan des mers de son perchoir. Pendant ce temps, ça ne s’est guère arrangé du côté d’Eole : le vent tombe à moins de 4 nœuds, et nous à moins de 2, une misère. Le soir, on capte enfin à la BLU les fax météo émis par Boston, aux USA, hélas celles de la Nouvelle Orléans qui concernent exactement notre zone ne nous arrivent pas encore. Même si les cartes de Boston ne descendent pas en-dessous de 18° de latitude nord (et nous sommes à un peu moins de 14°), elles semblent montrer une reprise des alizés dans 4 jours, l’anticyclone des Açores se remettant à sa place habituelle. Espérons ! Nous lançons un peu de moteur pour recharger les batteries, sollicitées par la mise en service d’Eliot en remplacement d’Ursule que le manque de vent laisse trop perplexe pour lui confier la direction du bateau ! Sous le croissant de lune argenté, l’océan luit doucement devant l’étrave.

 

Couture à petits noeuds

 

2,4 noeuds, ça se gâte, le cap'tain scrute le retour annoncé du vent sur les cartes de Boston

 

Jeudi 10 mars

Nuit de pétole, en partie au moteur. Philippe est allé tout à l’arrière du bateau pour tenter, sans succès, de resserrer le secteur de barre dont le jeu semble donner un surcroît de travail au pilote électrique. On s’y remet à deux avant le petit-déjeuner. Encore un peu de jeu, mais moins, on ne pourra de toute façon pas faire mieux en naviguant. Encore une chose de plus sur la liste des bricolages à faire à l’arrivée ! La mer est belle, presque lisse (c’est le bon côté de la pétole !), seule une longue houle de nord-est vient lever le voile en ondulations nonchalantes. On relance notre spi raccourci avec ses petits nœuds. La météo a annoncé du sud-est, mais pour l’heure, c’est un léger souffle de nord-est qui nous arrive, et nous tangonnons le spi tribord amure. Le vent change de sens dans l’après-midi, et il faut empanner tout ce beau monde : grand-voile et spi. La pétole oblige à plus de manœuvres que le vent finalement. Le vent mollit encore, et à force de tomber, le spi se prend une fois de plus dans l’ancre, et craaaack ! Notre réparation saute, et cette fois les deux lèzes du bas sont entièrement déchirées. Je coupe au ciseau tout ce qui pendouille, quel massacre ! On réparera mieux plus tard, à mettre dans la liste. Ben voilà, il n’est plus trop grand ce spi, il est finalement devenu parfait maintenant, il s’est débarrassé lui-même de ses hardes inutiles et gênantes ! En fin d’après-midi, nous avons la visite d’un voisin : un oiseau de mer gris foncé que je n’arrive pas à identifier, qui tourne autour du bateau, le survole, repart, revient. Apparemment, il veut se poser sur le bateau, et fera au moins une quinzaine de tentatives. Il vise la tête de mât, mais l’antenne VHF et le paratonnerre ne lui laissent pas assez de place. Il jette ensuite son dévolu sur l’éolienne, mais finalement, ne se décide pas. Pourtant, il essaye ! Nous le voyons arriver, les ailes écartées en portance maximale, la queue en éventail, ses pattes palmées rouges tendues devant lui, mais non, au dernier moment, il remet les gaz ! Il nous semble que le meilleur endroit pour lui serait le panneau solaire, juste derrière l’éolienne, mais il est noir, peut-être ne le voit-il pas avec la nuit qui tombe ? On y étale un petit tissu blanc pour l’aider à repérer ce terrain propice, mais sa tour de contrôle personnelle a dû lui refuser l’atterrissage car on ne le revoit plus. Gracieux : « Aimons-nous à ce point les oiseaux que paternellement nous nous préoccupâmes, de tendre ce perchoir à ses petites palmes ? ». Ben oui, dommage, on l’aurait bien adopté comme animal de compagnie quelques temps. Pourquoi cherchait-il absolument à se poser sur le bateau ? Pour se reposer ? Si loin de toutes côtes, les plus proches sont celles de la Guyane, mais quand même à plus de 800 miles ! Salut l’oiseau, fais bon voyage ! Nous sommes au milieu de notre route, au milieu de l’océan, jamais nous n’avons été aussi isolés. C’est une bulle de temps, de temps à nous, au rythme du vent et de l’eau. Une houle un peu plus haute semble se relever, peut-être l’ambassadrice du vent ?

 

 

A l'ombre du spi "Obélix" ventru

 

Avec deux lèzes de moins, ça va beaucoup mieux non ?

 

Vendredi 11 mars

Et nous voilà au terme de ce 11ème jour de mer, et du 4ème de pétole … Nous avons passé la barre des 1000 miles pendant la nuit, un symbole ! La houle de nord-est est bien là, mais le vent qui l’a engendrée semble s’attarder en d’autres contrées lointaines … Journée sous spi, puis un peu de moteur quand il jette l’éponge devant si peu d’air. Deux cargos, deux pétroliers semble-t-il, sont venus rayer l’horizon sur tribord, ce sont les premiers bateaux que nous voyons depuis 10 jours. Leur passage nous permet de tester l’alarme du radar, que nous mettons en route pour les quarts de nuit. Rien au bout de la ligne de traîne qui n’a jamais autant mérité son nom, les daurades doivent dédaigner ce poulpe maladif … Les cartes météo émises par Boston sont mieux lisibles maintenant, et nous commençons à recevoir de mieux en mieux celles de la Nouvelle-Orléans. Nous pensons avoir repéré notre ennuyeuse : une dépression située dans notre nord, qui perturbe les alizés. La prévision à 4 jours semble la voir s’effacer, à voir … Joli coucher de soleil, et soirée cinéma : « Arsenic et vieilles dentelles ».

 

Réparation rapide du génois

 

Cuisine par mer calme : les assiettes tiennent !

 

Samedi 12 mars

Deuxième week-end en mer. On se croirait presque au mouillage avec cette pétole installée. De gros nuages gris avec des lignes de grains défilent sur bâbord. Il n’y a même pas assez de vent pour le spi, alors on lance la moulinette, après un petit bain de mer, au beau milieu de l’Atlantique. 20000 lieues sous les fesses ! On capte la météo marine de RFI depuis son émetteur des Antilles, c’est tout de même bon signe. Toujours du vent variable sur la zone Alizés Ouest, mais qui devrait revenir à du nord-est par l’ouest. A la radio, la Une est au tremblement de terre au Japon, et à la centrale nucléaire qui a pris feu. Y a-t-il un nouveau Tchernobyl en perspective ? Juste avant midi, un grain nous rattrape par l’arrière. Ah la bonne douche sous la pluie, quel plaisir ! On se sent tellement vivants sous cette eau vive. Sahaya en profite aussi, et des filets d’eau chargés du sable rouge du Cap Vert courent sur le pont pour rejoindre la mer. Après cette belle et franche averse, c’est un petit crachin breton qui s’installe, sous un ciel plombé d’un gris presque homogène. D’autres grains viendront, donnant de petites sautes de vent qui retombent ensuite. Une fois de plus, nous remontons une ligne de traîne amputée, cassée cette fois au nylon. Décidément, même avec un modeste petit poulpe, on attire du gros ou quoi ? Que de casse tout de même pour deux petites daurades pêchées ! La nuit commence sous un bon grain, au près dans du vent de nord-ouest, et sous la pluie. Vive les alizés !

 

Quelle piscine !

 

Grain en vue !

 

Le radar l'a vu aussi !

 

Et le voilà !

 

La fournée hebdomadaire : deux pains, et une quiche

 

Dimanche 13 mars

Quelle nuit ! Sous les grains, le vent forcit, et Philippe sort sous une pluie drue prendre un ris dans la grand-voile. Quelques tours repris dans le génois, et nous finirons la nuit un peu sous-toilés, pour garder l’esprit tranquille en cas de nouvelle saute d’humeur du ciel nocturne. Au matin, le pont est tout propre, dessalé, dessablé, les bouts ont perdu leur patine ocre capverdienne. Les alizés sont de retour, et nous filons toute la journée à 6-7 nœuds, sur une houle de nord-est de 2-3 m, encadrés de nuages de ciel de traîne qui semblent nous laisser un couloir bleu à courir. Plus de 120 miles parcourus en 24 heures, voilà bien longtemps que ça ne nous était plus arrivé ! Passés les 45° de longitude ouest, nous reculons encore d’une heure, TU-3h maintenant. Le soleil couchant colore en sanguine les nuages alentours. La mer est sombre, mouchetée d’écume blanche, mettant en relief le panorama libre sur 365° qui est notre paysage, notre monde, depuis près de 15 jours. Monde d’ombres et de lumières, de bruits de vent et d’eau, un monde presque sans odeur, sauf au moment où l’on remonte un poisson luisant sur le pont. Les parfums de la mer lui viennent de la terre. Les journées passent sans se ressembler, au rythme de la mer. Les premiers jours, j’avais peur de m’ennuyer, et Philippe déprimait vite à la moindre baisse dans la moyenne journalière des miles avalés. Puis finalement, un nouveau rythme s’installe, dans un temps qui a perdu ses repères habituels, mais où l’ennui n’a néanmoins pas sa place. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons toujours occupés, même si les activités ne manquent pas. Les quotidiennes bien-sûr, toilette, cuisine, vaisselle, celles liées à la navigation, réception des bulletins radio et des cartes météo, réglage des voiles, empannages, tangon à bâbord, tangon à tribord, les petits bricolages, là un taquet qui se désosse, ici et là des petits bouts qui améliorent l’ordinaire, la lecture, l’écriture, la musique à faire et à entendre, la farniente aussi ! Et au milieu et autour de tout ça, les longues minutes qui deviennent des heures à contempler la beauté renouvelée de l’océan, la danse des oiseaux en contre-jour au dessus des vagues, l’étrave de Sahaya qui ouvre son chemin d’écume, la course des nuages, les étoiles revenues chaque soir au rendez-vous, chaque soir un peu plus à l’ouest. C’est tout ça, être présents et bien dans l’instant présent, et finalement, nous ne sommes plus si pressés d’arriver et de retrouver le monde des hommes …

Surtout que le monde des hommes, il ne va pas bien fort aux infos. Après le séisme au Japon, c’est la menace de l’accident nucléaire. Nous qui croyons tout maîtriser, même ces monstres potentiels créés de toutes pièces mais muselés par la technologie toute-puissante. Que la terre se secoue, et voilà le monstre peut-être libéré ? N’en va-t-il pas de même avec les OGM, et les monocultures, et l’éventail des variétés de semences qui s’étiole avec le monopole des multinationales ? Si peu de sages parmi les « grands » de ce monde. Sur RFI, un reportage sans concession était dédié au Sierra-Léone, où les paysans sont dépossédés de leurs terres par de grandes compagnies minières, ou de grandes multinationales occidentales, pour la culture d’agro(nécro)carburants, avec la bénédiction des politiques. Mais quel progrès pour ces pauvres paysans ! Mis en esclavage par ces sociétés hautement caritatives, ils vont pouvoir gagner quelques sous pour s’acheter à manger ce qu’ils ne produisent plus eux-mêmes ! Ne parlons même pas des dégâts environnementaux qui sont le cadet des soucis de ces monstres de profits à court terme. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Déjà être attentif et conscient. Et essayer de vivre le plus près de ses convictions, ce qui est presque un boulot en soi. Et après ? Inventer et créer du mieux ?

 

Douche économe : des baquets d'eau de mer et un p'tit rinçage à l'eau douce

 

Lundi 14 mars

Reprenons le fil de notre navigation. Les cartes météo maintenant bien lisibles qui nous parviennent de la Nouvelle-Orléans nous promettent du vent pour les prochaines 72 heures. Il va falloir commencer à penser à notre prochain atterrissage en Martinique. Ah, une touche qui mort à l’hameçon de notre poisson-nageur rouge, une daurade de belle taille, en robe jaune fluo, qui zigzague pendant que Philippe rattrape la ligne petit à petit. Mais au moment de la remonter sur le bateau, elle se détache, et retourne à son élément dans un éclair jaune. Ce n’était pas son jour, et le nôtre non plus ! On relance le leurre avec des hameçons plus gros, mais il ne refait pas de touche dans l’après-midi. La moyenne journalière est bonne, 140 miles en 24 heures, ce qui nous tient lieu de record.

 

Jolie prise ... enfin presque !

 

Mardi 15 mars

Nuit peu reposante, rouleuse, avec l’alarme du radar qui se déclenche par deux fois pour des grains de pluie. Nous sommes plein vent arrière, et Ursule a du mal à maintenir le bateau sur sa route, il fait des embardées dans une danse incessante. Journée de pétole, un peu morose. Heureusement, le spi va de l’avant dans l’air léger et parvient tant bien que mal à maintenir une moyenne honorable. Encore un leurre de perdu, rien ne va plus. Il reste moins de 500 miles maintenant, nous avons fait plus des trois quarts du chemin.

 

Merci le spi !

 

Mercredi 16 mars

Rien de spécial pour cette journée de mercredi. Le vent de 10-15 nœuds est là, mais nous n’allons pas très vite. Une longue houle de nord-est de 2-3 m nous balance. Un cargo. C’est un plaisir tout de même de voir le petit bateau se déplacer sur la carte du monde, et de se dire que l’on est dedans !

 

 

Pas de doute, on va vers l'ouest ...

 

Deux pains, et une pizza : la routine ...

 

Pas si mal cette pizzéria !

 

Jeudi 17 mars

La nuit révèle un problème sur le radar : apparemment, il ne tourne plus. Ça va nous obliger à des quarts un peu plus attentifs sans sa veille technologique … Un grain de pluie, et la houle qui nous monte sur son dos un instant, puis s’en va poursuivant sa route vers le sud-ouest. Nous lançons le spi dans l’après-midi, Philippe jubile : nous voilà à 6 nœuds. On aurait dû l’envoyer plus tôt. Jusqu’à 14-15 nœuds de vent, il tient le choc. Mais des grains nous dépassent, et l’un nous vient vraiment dessus, on a juste le temps d’affaler avant la bonne averse et quelques rafales qui auraient crevé notre ultra-léger. Nous savourons une soirée de plus dans notre restaurant panoramique, avec une lune presque pleine qui veille sur notre sillage. Un bon petit vent d’alizé se renforce en soirée. « C’est ce que nous aurions dû avoir tout du long », ronchonne Philippe qui décidément n’aime pas la pétole, surtout au pays des alizés …

 

Et hisser l'artimon pour la nuit

 

Guitare cool

 

 

Vendredi 18 mars

Sahaya a filé droit, ses grandes ailes blanches déployées dans l’air de la nuit. Les quarts un peu plus serrés sans l’appui du radar ont permis de voir sa route vers l’ouest sous celle, parallèle, de la lune. Le matin, nous ne tergiversons pas et lançons le spi dès la fin du petit-déjeuner. Il nous aura rendu de fiers services ce spi, acheté d’occasion avant de partir en voyage. On ne s’attendait certes pas à l’utiliser autant sur la soi-disant « autoroute des alizés ». Y’a opération escargot ou quoi ?? Blocage des routiers ?? Notre leurre rescapé, un poisson à bavette, nous semble plonger trop profondément dans le sillage. Qu’à cela ne tienne, Philippe lui taille la bavette à coup de chalumeau. Il reste moins de 200 miles, comme une traversée Sète-Fornells, pff … une promenade du dimanche après-midi maintenant avec notre expérience ! La journée se passe à naviguer entre les grains, à les surveiller pour qu’une rafale sournoise ne mette pas à bas notre précieuse traction avant. Dire que ces grains ici bien inoffensifs, de gros nuages cotonneux en camaïeux de blanc et de gris, peuvent en été, sous ces mêmes latitudes, grossir, grossir, jusqu’à se transformer en monstres dévastateurs, cyclones et autres ouragans. Avançons ! Facile à dire … le vent change, nous fait empanner pour rien, pour finalement se casser complètement la gueule en soirée, et nous obliger à lancer le moteur …

 

La lune est levée à l'arrière ...

 

... quand le soleil se couche à l'avant. Il est temps d'affaler le spi.

 

Samedi 19 mars

Nuit dans le vrombissement du diésel dans le salon … Philippe se lèvera plusieurs fois dans la nuit, pour affaler le génois qui n’arrive même pas à rester un tantinet gonflé. Moi je loupe mes quarts, fatigue plus bruit du moteur, je n’entends même plus le réveil pourtant tout près de l’oreiller. C’est la pire des pétoles que nous ayons eue jusque-là. Le moteur ronronne toute la journée pour maintenir une moyenne de 3,7 nœuds, sans un souffle d’air. La surface de l’eau est lisse, sombre sous un ciel gris ourlé d’une ligne de grains sur bâbord. On la dirait plus lourde, plus dense, épaisse comme de l’huile que l’étrave du bateau ouvre sans presque une éclaboussure. Une averse vers midi. Et une touche vers 16 heures ! Au bout de la ligne, un thazard bâtard ou wahoo, entre 60 et 80 cm, poisson gris bleu argenté strié de rayures, avec une gueule pointue bien garnie de dents qui ne le sont pas moins. Ça va nous changer de la daurade même si nous étions loin d’être blasés ! Le leurre a fait son œuvre, mais n’a pas résisté aux coups d’assommoir : mort dans l’exercice de ses fonctions. Philippe s’occupe de préparer la bête, pavés et darnes pour trois repas. Nous ne sommes plus qu’à 65 miles de la Martinique, si le temps était plus clair, nous devrions pouvoir voir les îles, mais le rideau de nuages gardera peut-être bien le suspense jusqu’au bout. L’atterrissage au Marin est prévu pour demain matin. Ça me fait drôle de penser que c’est le dernier jour de mer, que demain, nous allons retrouver des lumières, des bateaux, un mouillage, une ville, « des autres gens », des paysages terrestres inconnus, des odeurs nouvelles, etc. Difficile de dire si je suis vraiment pressée … Une page se tourne avec la fin de la traversée, belle expérience de mer même si nous avons dû nous battre surtout contre l’absence de vent, contre l’énervement stérile et inutile qui nous prenait parfois que les promesses de vent ne soient pas honorées ! Mais nous aurions pu aussi nous plaindre de trop en avoir ! Bien-sûr, elle n’aura pas été une chevauchée fantastique sur des flots indomptés. Et Sahaya est plus agréable à naviguer avec du vent : il en faut bien un minimum pour lancer ses 15 tonnes d’acier dans une certaine dynamique. Me revient une phrase de Bernard Giraudeau dans son roman « Les dames de nage » : « On ne commande au vent qu’en lui obéissant, marmonnait le vieux. Il faut connaître son maître ; le deviner, le flairer, l’écouter, mon petiot, et celui qui le premier reconnaît ce maître sera servi par lui. » Le maître a aussi le droit d’avoir ses baisses de régime !

 

Le vent semble monter un peu dans la soirée, nous arrêtons le moteur vers 20h30, à cette vitesse, notre ETA serait à 7-8 heures locales.

 

Grain ... de beauté !

 

Philippe s'occupe du wahoo ...

 

... jusqu'au bout !

 

Dimanche 20 mars

Cette dernière nuit en mer, nous allons bien en profiter ! Le vent fait des pointes à près de 25 nœuds, et nous oblige à affaler l’artimon, prendre deux ris dans la grand-voile, et des tours dans le génois pour ne pas dépasser les six noeuds et faire une arrivée de nuit. Le comble de devoir maintenant freiner le bateau après tant de jours sans vent à essayer de le faire avancer ! Nous apercevons les côtes de la Martinique aux premières lueurs du jour. En approchant, c’est bientôt un vol de sternes au-dessus d’un banc de poissons, deux souffles de cétacés, de grandes frégates noires et blanches, du vert, des reliefs, l’odeur de la terre qui nous parvient après 3 semaines de mer. C’est l’émotion à l’arrivée de notre première Transat. Le temps de la mer se termine, mais le plaisir de la terre nous rattrape et emporte la mélancolie, curiosité d’un nouveau monde à découvrir, des fourmis dans les jambes déjà d’aller cavaler dans les montagnes. Notre première Transat effectuée en 19 jours et 20 heures, soit une moyenne de 112 miles par jour, soit encore une vitesse moyenne de 4,7 nœuds. Avec tout de même plusieurs journées à 140 miles par jour, mais aussi d’autres à 70 miles … On aurait évidemment pu mieux faire avec un poil plus d’air, et heureusement qu’on avait le spi !

On apprendra plus tard que des copains partis 10 jours avant nous ont mis près de 25 jours, dont plusieurs jours de calme total ! Ne nous plaignons donc pas trop.

 

Des crètes plus grandes que d'autres : la Martinique apparaît sur l'horizon.

 

6 noeuds : c'est bien le moment !

 

L’entrée dans le Cul de Sac du Marin est balisée de bouées, il faut se rappeler qu’on est ici dans le système B, et donc que les balises sont inversées : en entrant, le vert est à bâbord. La baie est large, mais le nombre de bateaux au mouillage nous impressionne vraiment : des centaines de bateaux, répartis de part et d’autre d’un chenal d’accès. On essaye d’abord vers la droite. « Dis Philippe, on n’avance plus là, on est plantés ! ». A force de slalomer entre les bateaux pour trouver une place, on vient de se poser tranquillement sur un banc de sable, pourtant mentionné sur la carte ! Heureusement rien de grave, Philippe relève un peu la dérive, et avec un coup de marche arrière, on se décoince. Allons voir le mouillage de gauche, plus tranquille. Nous finissons par trouver une place pour mouiller l’ancre, et après un petit déjeuner tardif, la chaleur et la fatigue nous tombent dessus comme la misère sur le pauvre monde. A plus tard !

 

L'arrivée au Marin

 

On n'est plus tout seuls !



28/03/2011
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