Transat' Bermudes Açores : l'épreuve des nerfs ...
Transat’ Bermudes Açores : l’épreuve des nerfs …
Mercredi 13 juin 2012. Après 4 jours d’escale aux Bermudes, nous décidons de nous lancer dans la Transat’ à destination des Açores. Est-ce un bon créneau ? Difficile de le savoir à l’avance. « En temps normal », il y a le choix entre deux stratégies :
- la première, qui est de monter au nord, jusque vers 40° de latitude, pour récupérer les vents d’ouest engendrés par les dépressions qui se baladent plus au nord. L’avantage est d’avoir du bon vent, et le Gulf Stream qui pousse. Le risque est de se faire secouer si les dépressions sont musclées ou descendent vers le sud.
- la seconde est de faire une route plus directe (route orthodromique) vers les Açores, en tirant d’une traite vers le nord-est, pour rester plus loin des dépressions nordiques. L’avantage est d’avoir des vents plus légers et une météo plus clémente. Le risque est de se faire encalminer dans l’anticyclone des Açores et alors, il faut soit être patient et avoir de bonnes réserves de rhum, soit avoir un bon moteur et de bonnes réserves de gasoil.
Mais depuis plusieurs jours voire plusieurs semaines, ce système météorologique classique est perturbé. Les dépressions passent très sud-ouest, les fronts se succèdent, et l’anticyclone des Açores est positionné plutôt au sud-est. La route du nord n’est pas possible, car même à plus de 40° de latitude soufflent des vents d’est. La seule stratégie possible si l’on veut partir maintenant est de faire de l’est pendant deux ou trois jours, pour passer au sud des dépressions, puis de monter vers les Açores, en faisant du nord-est pour suivre une sorte de couloir de vents de sud-ouest, générés à la fois par des basses pressions à l’ouest et par l’anticyclone plus à l’est. Et ne pas trop se rapprocher de l’anticyclone. C’est aussi ce que conseille Herb Hilgenberg, un Canadien, spécialiste en routage météo, dont nous parlent deux bateaux américains qui vont s’élancer en même temps que nous dans la transat’, Ostinato et Silver Queen. Herb assure tous les jours une permanence radio en BLU sur le 12359 kHz, à 21 heures TU : les bateaux qui se sont préalablement inscrits auprès de lui par mail, l’appellent en donnant leur position et les conditions de vent du moment, direction et vitesse. Ces données d’observation dans l’Atlantique iront alimenter les modèles météo. En retour, Herb fournit des prévisions météo et un routage à trois ou quatre jours (http://www3.sympatico.ca/hehilgen/vax498.htm). Nous le contactons en lui signalant que nous partons ce mercredi, en même temps que Silver Queen.
Formalités de départ au poste de douane de Saint George
Après les pleins de frais (en fermant les yeux sur les prix !...), d’eau, et de gasoil (mine de rien, on a consommé près de 220 litres pour 110 heures de moteur depuis Cuba), la carte bleue est chaude et Sahaya bien lesté, paré pour les 1700 miles de la transat’. Khaya nous talonne. Un bon vent de travers et une longue houle de nord, écho des dépressions qui s’agitent au-dessus de nous, nous cueillent dès la sortie des Bermudes. Pendant quelques heures, nous régatons avec Khaya : quand le vent mollit, il nous dépasse, quand le vent forcit, Sahaya rattrape. Le vent tombe dans la nuit, et Philippe démarre le moteur pour nous maintenir au moins à 3-4 nœuds (sinon il déprime !..). Le ciel est clair et bien étoilé. A 32° de latitude, le Scorpion est encore bien visible jusqu’au bout de la queue. La nuit est fraiche, c’est bien fini les Tropiques et les quarts à peine vêtus !
La sortie du "cut"
Régate serrée avec Khaya
Jeudi 14 juin : le ciel nuageux se dégage dans l’après-midi. Des souffles de cétacés se font entendre sur bâbord. Des pétrels blancs et noirs effleurent les vagues du bout de l’aile, des paille-en-queue curieux survolent le bateau. Nous éteignons le moteur pour lancer le spi, mais il doit y avoir un courant contraire car nous nous traînons. Le vent est irrégulier, soufflant par bouffées, changeant de direction. Nous surveillons l’évolution des dépressions sur les fax météo émis par la station de New-Orleans : la stratégie reste la même, continuer sur une route est pour l’instant. Le moteur reprend du service en fin d’après-midi.
Vendredi 15 juin : la nuit a été molle, « bercée » par le ronronnement, enfin plutôt le ronflement, du moteur. Heureusement qu’il est là ce bon vieux Thorny, mais son seul défaut, c’est qu’il nous met la tête comme une pastèque ! Il va encore tourner toute la matinée, pour contrer d’abord du vent dans le pif, puis de la pétole quasi absolue. Trois pétrels semblent nous suivre, se posant près du bateau pour repartir quand nous arrivons à leur hauteur, et se poser de nouveau. Heureusement, ils ne s’intéressent pas outre mesure à notre poulpe à la traîne (les poissons non plus d’ailleurs). Le ciel est gris, largue d’abord quelques gouttes, puis de la pluie plus franche. Une petite bouffée de vent de sud-est nous permet de faire une pause moteur de deux heures. Philippe passe beaucoup de temps à recevoir et analyser les cartes météo. Avec une certaine angoisse, car les prévisions sont très changeantes d’une journée à l’autre. Aurons-nous trop de vent ? Ou pas assez ? Une dépression est annoncée sur les Bermudes pour le week-end, que va-t-elle faire ensuite ? Normalement, nous devrions encore avoir une journée de pétole demain sur notre route est, puis pouvoir toucher des vents de sud-ouest et commencer à faire du nord-est à partir de dimanche. Je m’inquiète que nous consommions autant de gasoil dès le début de cette transat’, il ne faudrait pas que cela nous manque ensuite. Mais d’un autre côté, il nous faut avancer et mettre du champ entre nous et la dépression sur les Bermudes. Alors on continue au moteur, en mettant cap au sud-est pour la nuit.
Pétrel accompagnateur
Entretenir le moral des troupes ...
Samedi 16 juin : déjà que ce cap sud-est soit assez déprimant quand on est sensé faire du nord-est, en plus il faut que la mer soit hachée, le vent dans le pif, et le courant contraire. Même au moteur à bon régime, on se croirait en opération escargot, on ne dépasse pas les 3 nœuds. Avec le moteur qui nous vrille les neurones et qui consomme du gasoil. Alors un gros ras-le-bol attrape Philippe en fin de nuit, de colère, il affale toutes les voiles, éteint le moteur, et va se coucher ! « Demain il fera jour ! » Livré à lui-même sans l’appui de ses voiles, Sahaya dérive lentement à 0,3-0,5 nœuds vers le sud, travers à la houle. Je m’attendais à ce que cette cape sèche soit plus inconfortable que ça. Dès le lever du jour, nous remettons le bateau en marche, mais la navigation a de quoi flanquer le bourdon : grains étendus, pluie, vent fort de nord-est en plein dans le nez, grosses vagues qui viennent claquer sur les hublots et sur le pont. Par les grands hublots du carré, je contemple les voiles qui bataillent dehors depuis le confort mouvant de Sahaya. Vent et pluie dehors, lecture et musique dedans, le contraste est saisissant, un cocon d’acier contre les éléments. Survolant l’océan gris ardoise, toujours deux ou trois pétrels dans leurs rondes incessantes et qui semblent sans effort. Après cette zone de front, le ciel bleu réapparaît. Serions-nous dans l’œil de la dépression ? Les prévisions la concernant changent toutes les 6 heures : elle irait au nord-est, puis au nord, elle serait suivie d’une deuxième, puis finalement non, ou bien encore elle se dissiperait. Elle ne sait pas ce qu’elle veut ! Surtout qu’elle se déplace à 10-20 nœuds, donc beaucoup plus vite que nous qui avançons péniblement à 4 nœuds sur notre route de fuite. On ne pourra donc pas s’adapter à tous ses caprices directionnels. Dans les dernières 24 heures, nous n’avons fait que 50 miles, qui ne nous ont pas rapprochés de notre but, les Açores : le compteur est toujours à 1430 miles restant. Le temps s’améliore en soirée, et le vent tombant un peu, on met en route le moteur pour lofer et mettre le cap à l’est. Les étoiles sont de sortie et le moral remonte.
Temps de chien
Dimanche 17 juin : cette journée n’a rien à voir avec celle d’hier et c’est tant mieux : nous faisons route au 75 (est-nord-est), poussés par un vent de sud, il fait beau et la chaleur du soleil est réconfortante. Cette transat’ retour est tellement différente de l’aller, où nous avions pu nous installer dans une routine de navigation, qui, loin d’être ennuyeuse, créait un espace-temps particulier dans lequel nous avions notre place et nous trouvions bien, et dont nous avions même envie qu’il se prolonge. Là, les journées sont si différentes les unes des autres qu’elles constituent chacune un univers indépendant, sans lien avec celui de la veille, ni celui du lendemain. On a plus l’impression d’être des spectateurs que des acteurs de notre traversée. Un jour de pluie, et on a l’impression qu’il dure une éternité. Que le soleil revienne et il éclipse les jours de pluie, en a-t-on même jamais eu ?
Pour l’heure, nous profitons enfin d’une belle journée de navigation, filant à plus de 6 nœuds sur une longue houle de sud-ouest.
Mais le répit est de courte durée, car au bulletin Navtex du soir, une autre dépression avec averses et orages violents est annoncée à 120 miles au sud-ouest des Bermudes. « Avec moins de 10% de chance de devenir une dépression tropicale ou un cyclone dans les prochaines 48 heures, car elle évoluera lentement lors de son déplacement vers le nord-est puis le nord », énonce doctement le bulletin. Mouaif … A surveiller quand même ... Décidément, on ne peut jamais avoir l’esprit tranquille bien longtemps. Avant de partir, Philippe avait regardé les prévisions pour la saison cyclonique 2012. Nous entrons dans une année El Niño, donc a priori, plus tranquille dans l’Atlantique, et c’est le Pacifique qui va déguster. Le seul hic est la température de la mer, anormalement chaude, le long de la côte est des Etats-Unis, qui peut engendrer des dépressions tropicales. D’ailleurs, deux dépressions tropicales précoces, nommées Alberto et Beryl (la plus forte pour un mois de mai depuis l’histoire de la météo), sont parties de là fin mai.
Vacation radio du soir : bonnes ou mauvaises nouvelles ?
Lundi 18 juin : l’appel … du large ? Ou bien plutôt du chalet à la montagne ?? La nuit avait pourtant bien commencé, claire, c’est toujours plus rassurant, puis le ciel s’est couvert de nuages d’altitude. Au petit matin, le ciel plombé n’est pas de bonne augure, Philippe prend des ris préventifs dans la grand’voile, les deux goussets de lattes du haut s’accrochent dans les leazy jacks, une des lattes fait le grand saut, la deuxième hésite et nous la récupérons de justesse. Finalement, nous passons la journée entière sous une pluie drue, sans vent, et au moteur. Ce qui ne correspond en rien aux prévisions météo de la veille, puisque nous devrions être dans un couloir de vent de sud-ouest. Tu parles … En fait, nous nous sommes faits rattraper par une immense masse nuageuse venue du sud, associée à un front sorti de nulle part, qui s’étend quasiment des Bahamas aux Antilles. Et la photo satellite montre que nous n’en sommes qu’au début. Nous espérons qu’il va aller se faire voir au nord, et que nous pourrons écourter la rencontre en allant vers l’est. La dépression qui est passée hier sur les Bermudes est maintenant à notre nord, avec toujours une probabilité faible de devenir cyclone dans les prochaines 48 heures. Et nous sommes toujours sans vent … Est-ce le calme avant la tempête ? Nous continuons tipas-tipas, teuf-teuf gasoil, sur notre route de fuite vers l’est, il reste encore 1200 miles. Les pétrels sont toujours là, je ne sais pas pourquoi, mais ça me rassure de les voir, j’aime à imaginer qu’ils nous accompagnent. On se sent petits et vulnérables avec ces éléments bien plus puissants et plus rapides que nous. Les marins à l’ancienne avaient aussi peur des monstres marins sortis des abysses, maintenant il reste les monstres météo. Il n’y a plus guère que Kersauson pour se faire attaquer par un calmar géant, mais c’est seulement après abus d’eau minérale sponsorisée.
Toute la journée, le ciel a été tellement gris et bas que l’on avait presque l’impression qu’il faisait nuit. Et le soir, un coucher de soleil imprévu se dévoile au ras de l’horizon gris sombre, dans un grand flamboiement d’oranges et de rouges. Petit plaisir fugace, comment l’interpréter ? Comme un petit signe d’espoir (« la pluie va finir un jour, et le soleil est toujours là, qui vous attend »), ou bien comme une provocation (« il peut faire beau, mais ce n’est pas pour vous ! »). Deux interprétations, je choisis plutôt la première (« Tu as vu ? le temps s’arrange ! »), et Philippe la deuxième (« Attends, ne te réjouis pas trop vite, on n’est pas encore sortis de l’auberge ! »). Malheureusement, c’est ce fâcheux qui a raison, car la fenêtre se referme déjà et le gris nous reprend dans ses ailes. Le vent fraichit pour la nuit, obligeant Philippe à aller prendre des ris sous la flotte.
Réparation de fortune des goussets de lattes
Confort intérieur
Fax du soir : cyclone possible proche de nous à surveiller !
Mardi 19 juin : Nuit à naviguer sous voile (ouf ! les vacances du bruyant Thorny sont les nôtres aussi) vers l’est-sud-est, pour mettre toujours plus de distance entre nous et la dépression peut-être cyclone à venir. Nous allons bon train, sous la pluie, dans le noir absolu. Seule l’écume levée par Sahaya éclaire la nuit, en grandes flaques de vert phosphorescent.
En matinée, nous remettons le cap à l’est. Les cartes météo perlent toujours de possibilité de cyclone, qui partirait vers le nord-est. Ces journées sont vraiment bizarres, et semblent faites d’attente. Attente de la vacation météo, de la prochaine surprise, du vent, de ?… Le ciel se dégage en fin d’après-midi, et tout de suite le paysage paraît moins austère. A la vacation radio du soir, Herb conseille à nos deux « voisins », Sans Souci et Silver Queen, de rester sous la latitude 34°N jusqu’à samedi, le gros du vent étant attendu jeudi. Le fax météo du soir apporte son lot d’inquiétude : la dépression est passée dépression tropicale et a été nommée, elle s’appelle Chris, et fait route au 110° à 11 nœuds. Elle vient vers nous ?! Dire qu’il y a moins de quatre jours, elle passait sans se faire annoncer sur les Bermudes, « avec de faibles chances, moins de 10%, de devenir cyclone etc. ». 10% de chance, c’est moins que d’avoir le bac, mais plus que de gagner au loto. Chris a pris sa chance, c’est bien la nôtre ! Allez hop, encore un coup d’est-sud-est, route au 110-120°, ça commence à bien rallonger la sauce.
Fax de situation le 19 juin à 12 heures TU : un "Gale", pas encore une dépression tropicale
7,6 noeuds : ça avance bien, mais plein est ...
Photo satellite : nous sommes en plein dans le gros paquet nuageux !
Mercredi 20 juin : enfin une belle nuit étoilée. En naviguant sous ce ciel limpide et pailleté, c’est difficile d’imaginer qu’à quelques centaines de miles de là, la mer et le ciel sont dans de toutes autres dispositions. Dans la nuit, un voilier venant du sud passe comme une flèche à notre arrière, plein pot vers le nord-nord-est. Même pas peur, ou bien n’est-il pas au courant de ce qui se trame plus haut ?
Cette journée de mercredi, nous suivons avec intérêt ce qui devient pour nous le nouveau et palpitant feuilleton de l’été : les caprices de Chris. Il (car c’est un Chris masculin, après Beryl féminin) fait de l’est, a accéléré à 19 nœuds, puis devrait faire du nord puis du nord-est. Je me demande dans quelle mesure les prévisions dites à long terme n’engendrent pas des inquiétudes inutiles ? On a la fausse impression de pouvoir anticiper à 4 ou 5 jours alors que ça change toutes les 6 heures ! Ce qui n’est pas très rassurant est que les prévisionnistes semblent pédaler dans la semoule. Peut-être que ces systèmes sont trop instables, ou dépendent de trop de paramètres, pour être prédits. Nous restons sur notre route vers l’est, à la latitude 32°30’N, pas plus haut que les Bermudes. Chris est monté d’un cran et est maintenant classé tempête tropicale (donc avec des vents supérieurs à 33 nœuds). En son centre, les vents annoncés sont de 45 nœuds, avec des rafales à 55 nœuds, et des vagues moyennes de 20 pieds, soit 6 mètres. Pas trop envie d’aller s’y frotter de près. Dans notre secteur, des vents de 30 nœuds sont annoncés, ce qui n’est pas si méchant, surtout aux allures portantes, et que l’on a un bateau solide. Le problème, c’est plutôt la météo associée au phénomène dépressionnaire. Grains avec rafales ? Orages ? Grosses pluies ? Ou tempête de beau temps ? Ça change pas mal la donne.
Bon, dommage qu’il y ait cette menace dans l’air, car c’est une très belle journée de navigation, du soleil après un mini grain, vent arrière/grand largue à 12 nœuds, on avance à 6 nœuds, les voiles en ciseaux. C’est un plaisir … les miles défilent, dommage que nous ne soyons toujours pas sur la route directe. Nous ne l’avons encore jamais été depuis notre départ des Bermudes, il y a une semaine. Une semaine !! J’ai l’impression d’être en mer depuis un mois …
Fax de situation le 20 juin à 12 heures TU : ça y est, Chris est né !
Douche à l'arrière
Prévisions d'évolution de Chris
Chris vu du ciel
Jeudi 21 juin : prise de ris dans la nuit. Le régulateur d’allure ne fonctionne pas bien au vent arrière et conduit à des empannages intempestifs. Philippe le débraye et remet en route le pilote automatique. Un grain au petit matin, et Philippe découvre la grand voile ouverte en deux, juste sous la réparation faite en 2006, après un traitre venturi dans les Calanques. Elle a son compte de miles … Heureusement, nous avons une grand voile de rechange, achetée aux Puces Nautiques à Sète avant de partir. Le seul hic est qu’on a oublié de prendre ses lattes, alors on en bricole d’autres. Philippe envoie cette nouvelle voile avec deux ris. La tempête tropicale Chris est passée au cran supérieur, devenant ainsi le premier ouragan de la saison cyclonique 2012 dans l’Atlantique nord (donc avec des vents de plus de 55 nœuds). Il a plutôt tendance à s’éloigner, mais ses prévisions de trajectoires sont assez erratiques : ouest, nord-est, sud-ouest. Les fax météo du soir annoncent une deuxième dépression qui viendrait se coller au sud de Chris demain ! Et un coup de stress en plus, et on refait une fois de plus du sud-est ! Les Açores … on va finir par les appeler les Arlésiennes.
Bricolage de lattes pour la nouvelle grand voile
Fax météo avec la tempête tropicale Chris
Vendredi 22 juin : Après un grain avec des rafales à 30 nœuds pendant la nuit, c’est un vent de sud-ouest à 25 nœuds bien établi qui règne ce vendredi. Une grosse houle croisée de plus de 3 mètres rend la navigation vraiment inconfortable. Des déferlantes viennent claquer le pont, et nous devons boucler tous les hublots de pont et même la porte. Du coup il fait trop chaud à l’intérieur.
Avec ce stress et cette grosse houle désordonnée, je me sens complètement anéantie, lessivée, inutile. Philippe est toujours seul aux manœuvres de pont, et accumule la fatigue aussi. Surtout que pour arranger le tout, le pilote automatique se met à décrocher sans qu’on en comprenne la cause. Philippe remet en route le régulateur d’allure, mais il barre mal, le bateau part à l’abattée, jusqu’à l’empannage. C’est l’angoisse, il reste encore beaucoup de miles, s’il fallait barrer 24h/24, à deux, ce serait une sacrée galère. Finalement, Eliot le pilote consent à repartir, que lui est-il arrivé ? Problème d’électronique, de bulle d’air dans le circuit d’huile hydraulique ? Il n’est pas dit que ça ne recommencera pas … Le fax météo du soir annonce encore une journée à 35-40 nœuds avec une houle de 3-4 mètres pour ce dimanche, ça me démoralise d’avance. Chris a été déclassé, et est repassé tempête tropicale. Une petite dorade coryphène vient se mettre au menu.
Samedi 23 juin : Le vent de sud-ouest se maintient à 20 nœuds, la houle aussi, haute de 3-4 mètres, et toujours croisée. Sacrées vagues, dont certaines viennent remplir le cockpit. On vit toujours enfermés. Le bateau roule bord sur bord. Progressivement, nous passons d’une route est à une route nord-est. C’est une journée à grains, et nous avançons sous génois seul, qui est plus facile à réduire dans les rafales. Le temps s’améliore dans l’après-midi, et c’est un beau spectacle que cette mer bien formée, quand elle se laisse enfin observer depuis le cockpit avec une probabilité raisonnable de rester sec. La houle s’apaise et s’organise en fin de journée. 21 heures TU, c’est l’heure de la vacation radio avec Herb. Notre antenne n’est pas très performante aussi nous n’avons pas essayé de le contacter, mais nous parvenons à décrypter, au milieu d’une friture plus ou moins épaisse, le routage qu’il fournit aux bateaux proches Silver Queen, Sans Souci, et Ostinato, qui font sensiblement la même route que nous. C’est à la fois du conseil, du routage, et une sorte de gardien rassurant, qui rattache à la terre. Même s’il y a de grosses conditions, il sait trouver les mots pour rassurer, proposer toujours une solution : « Si vous allez plus à l’est, vous devriez trouver des vents plus maniables », « Si vous ralentissez, vous devriez passer à côté du front », « Non je ne pense pas que le risque de rafales sous grains soit fort ». Jamais il ne dira « Mes pauvres qu’est-ce que vous allez déguster, je ne voudrais pas être à votre place ! ». Je me demande s’il a une carte sur laquelle il fait avancer tous les petits bateaux sur lesquels il veille ? Ah tiens celui-là a fait une bonne moyenne, celui-ci a un peu lambiné. Comme dans les films, on se dit « Roger » pour « bien reçu ». Et invariablement, Herb conclut son routage par « Have a good watch ».
Il y a aussi notre ami coureur au large Bertrand (http://bertranddelesne.typepad.fr/) qui nous fait du routage météo : on lui envoie nos position, route, vitesse, conditions de vent, par texto avec le téléphone satellite, et il nous suit et nous conseille sur la route à suivre en fonction du mouvement des fronts et des dépressions. Mais notre Isatphone nous coupe la plupart de ses messages (pas vraiment fiable le truc …).
Grosse houle de l'arrière
Dimanche 24 juin : dans la nuit, le vent a tourné au nord-ouest, on empanne le génois et on envoie la grand voile à deux ris. Philippe est tellement crevé qu’il ne tient presque pas debout. J’essaye de faire plus de quarts pour le laisser dormir, sachant qu’il me faudra le réveiller pour les manœuvres de pont. Nous allons vers le nord-nord-est, la nuit est claire, émaillée de quelques grains nuageux mais pas méchants, éclairés d’éclairs de chaleur. La lune croissante viendra bientôt éclairer la route de nuit.
C’est un dimanche de beau temps, avec encore un fond de houle de sud-ouest qui fait claquer les voiles, mais nous avançons bien, travers/grand largue, et, pour la première fois depuis notre départ il y a 12 jours, nous sommes sur la route directe des Açores ! Il reste 650 miles. Nous sommes bien fatigués, les jambes en coton. Une autre dorade coryphène vient mordre.
Les cartes du soir n’annoncent plus de tempêtes pour les prochains jours. Ce qui serait maintenant le plus à craindre est de manquer de vent, avec l’anticyclone des Açores qui se remet en place sur l’Atlantique. Il va falloir la jouer serrée pour entrer le plus tard possible dans la pétole.
La soirée est étoilée, avec la lune qui se couche. Nous profitons pleinement de ce beau moment qu’offre la navigation. Peut-être d’autant plus que l’on a vécu des moments plus durs et difficiles avant ? Il y a à peine deux jours, avec le stress et la fatigue, nous en avions tellement marre de ces conditions de mer pénibles que nous étions prêts à jeter le bébé et surtout l’eau du bain ! « Plus jamais le bateau ! ». Et là, sous les étoiles, je repartirai bien … La mémoire est courte. Ou bien elle fait le tri. Peut-être les deux.
Lundi 25 juin : Nous avançons toujours vent de travers, sur une grosse houle de 3 mètres. Est-ce la houle de fond de l’Atlantique ? Celle des dépressions qui passent à notre nord-est ? Nous nous rapprochons de plus en plus du matelas gonflé haute-pression de l’anticyclone des Açores. L’allure n’est pas encore très confortable, on avance assez vite, mais le bateau est balloté, et les vagues arrosent le pont. Une journée de plus enfermés dans le bateau, nous manquons d’entrain. Une quatrième tempête tropicale a été nommée : Debby, qui sévit actuellement dans le Golfe du Mexique. Espérons qu’elle va se contenter de son parc de jeu de la mer des Caraïbes et qu’elle ne va pas vouloir aller dans l’Atlantique comme les grands !
Un des quelques cargos rencontrés
Mardi 26 juin : dans la nuit, un petit grain a fait lofer le bateau, et le pilote automatique a décroché. Je prends la barre, le temps que Philippe repère l’origine de la panne : c’est le flux gate (le compas électronique qui permet au pilote de maintenir le bateau sur une route donnée) qui ne répond plus. Heureusement, Philippe en a prévu un de rechange, et fait le branchement, à deux heures du matin. Ouf, ça remarche ! Nous freinons pour passer derrière un cargo, mais il nous a vus, accélère et se dévie un peu.
Ce mardi est la plus agréable journée de navigation de cette traversée. Il fait soleil même si le fond de l’air reste frais, et enfin la houle s’est calmée, Sahaya glisse en douceur sur une mer qui ondule. Qu’est-ce que c’est reposant ! Heureusement qu’elle s’est calmée du reste, car le vent est très léger, 10 nœuds, mais le bateau n’est pas freiné par les vagues et se maintient à une vitesse honorable de 5 nœuds. La vie peut reprendre son cours, nous sortons de notre torpeur et les guitares pour un après-midi musical dans le cockpit. Le ciel est clair au crépuscule, la lune grandit dans le sillage avant de plonger. Sahaya glisse sans effort sous un vent léger, que j’aime ces moments …
Les fax météo du soir indiquent que la dépression tropicale Debby partirait batifoler dans l’Atlantique sous 96 heures, après avoir allègrement enjambé la Floride. Herb en parle à la vacation. Si c’est le cas, elle pourrait concerner les bateaux qui partent maintenant en transat’ en prenant la route nord, puisque les conditions « normales » se sont remises en place depuis quelques jours, avec l’anticyclone au milieu et les dépressions au nord. Heureusement que le chemin est derrière nous maintenant, car en ayant vu passer Chris, on aurait eu peur de quitter les Bermudes avec la menace de Debby aux trousses.
Petit déjeuner
Le flux gate défaillant
Répétitions
Guitare sommaire ...
Mercredi 27 juin : Un oiseau du genre sterne est venu se poser sur le balcon avant, et y est resté une partie de la nuit, petite silhouette claire se dessinant sous la lune puis se devinant encore en contre-mer.
La navigation distille ses plaisirs à dose homéopathique … Après la belle journée d’hier qui a remis nos pendules à l’heure, ce mercredi est à marquer d’une pierre noire. « Désespoir » écrit Philippe sur notre trajectoire quand le vent passe pile dans le pif, et assez fort pour nous empêcher de faire route directe sur Flores, l’île la plus occidentale des Açores, et aussi la plus proche de nous. Nous sommes obligés d’abattre et de viser l’île de Faial, plus à l’est. Et bing, 100 miles de plus dans la vue ! Les espoirs d’arriver vendredi s’évanouissent, avec ceux d’aller à Flores, petite île moins connue mais que tous les navigateurs disent très sympathique. On ne peut pas se permettre de forcer la route en poussant au moteur, d’abord on ne dépasserait pas les 3 nœuds, ensuite on risque de devenir zinzins avec le bruit, et enfin on n’est pas sûrs d’avoir assez de gasoil pour aller jusqu’au bout. Et alors, si on se retrouve encalminés sans pouvoir mettre le moteur, on est bons pour une rallonge de plusieurs jours à dériver dans la pétole. Pour couronner le tout, il fait de plus en plus froid.
Y'a du monde au balcon
Jeudi 28 juin : pendant la nuit, quelques bouffées de vent adonnant nous permettent de remonter un peu plus. Nous faisons du nord-est, au mieux en visant Horta, la marina de Faial, sinon même un peu plus sud. Le ras-le-bol et la fatigue reviennent.
La journée n’améliore pas notre moral, il fait gris et froid, nous avançons au près serré sous des grains assez noirs, mais qui n’apportent finalement qu’un peu de vent. Quand les navigateurs évoquent leur expérience de traversée de l’anticyclone des Açores, ils parlent de manque de vent, certes, mais ils en profitent alors pour se baigner autour du bateau encalminé sous un ciel bleu azur se reflétant dans une mer d’huile. Et nous, il fait gris et froid, et on est en pantalon et polaire. Encore un mythe tiens !
Grain ...
Vendredi 29 juin : la nuit a été longue et fatigante, avec des grains. Il faut sans cesse contrôler les voiles sinon le génois se met à contre. Au petit matin, le vent monte jusqu’à 25 nœuds dans un grain, puis retombe à moins de 10 nœuds, jusqu’au grain suivant.
Le vent s’acharne, encore plus fort et toujours dans le pif. A croire que les Açores ne veulent pas de nous. Nous sommes obligés de tirer des bords, et Sahaya n’est pas à son avantage dans cette allure : il nous les fait carrés ! On se hasarde à pronostiquer une arrivée à Horta pour dimanche ? Allez plus que deux jours … Dans la soirée, Thorny reprend du service, et nous vrille les oreilles. Nous atteignons péniblement les 4 nœuds au moteur, en consommant au moins 2 ou 3 litres par heure. Qu’elle est laborieuse cette traversée … J’ai perdu le décompte des jours, les miles défilent au compte-gouttes, puisque l’on avance à plus de 40 degrés de la route directe.
Samedi 30 juin : la nuit a été tranquille, si l’on peut dire ça d’une navigation au moteur, sous un ciel de nuages bas et stables. Nous sommes au cœur de l’anticyclone, la pression est de 1030 HPa, il fait froid, et sous le ciel bas, il ne se passe pas grand-chose …
Le vent tombe presque complètement, et nous décidons alors d’obliquer sur Flores. Quitte à avoir de la pétole, autant qu’elle dure moins longtemps. En reprenant le chemin de Flores, les 80 miles supplémentaires pour aller à Horta s’évanouissent comme par magie, et il nous reste alors 60 miles. Mais c’est faisable en une journée ça ! Ah, c’est bon pour le moral ! Ce qui est bon aussi est que le ciel se dégage le midi, que le soleil se montre, et que la mer devient lisse. Vrai ? On y serait finalement dans la pétole bleue de l’anticyclone ? Nous faisons chauffer de l’eau dans la douche solaire pour nous faire beau, enfin au moins nous rendre présentables, pour l’arrivée. A 15h30, la silhouette de Flores se découpe devant la proue, quel plaisir ! Il reste une cinquantaine de miles, l’arrivée est prévue demain au petit matin.
Flores en vue !
Le comité d'accueil
Dimanche 1er juillet : les soleil se lève timidement tandis que nous longeons la côte sud de Flores. A 6h, nous arrivons devant le port de Lajes de Flores, la zone de mouillage est réduite et déjà bien occupée. Nos amis du catamaran Harpo sont ancrés, et dorment encore. La marina est petite et semble pleine, Philippe commence à pester en préventif contre un éventuel manque de place. En attendant des heures plus compatibles avec un lever de fonctionnaire, nous mouillons l’ancre à côté d’Harpo. Il y a la falaise, et du vert, et on entend chanter des coqs. Aaaahhhh la Terre ! Près de 18 jours pour ce moment …
La marina de Lajes de Flores
Quand on regarde notre trajectoire depuis les Bermudes, c’est une succession de crans sud-est et est : sud-est la nuit après les mauvaises nouvelles reçues le soir par les fax météo et la vacation radio de Herb qui incite à la prudence, et est la journée qui suit, quand on a un peu moins peur du loup. C’est un nouveau concept de route, entre la zigzagodromie et la trouillodromie : à la fin, ça fait près de 300 miles de plus que la route orthodromique, sacré « rallongi » ! Disons qu’il y a eu finalement plus de peur que de mal. Notre dernière déroute vers le sud-est était de trop, mais c’est plus facile à dire une fois arrivés. Cette navigation aura surtout mis nos nerfs à l’épreuve. Notre âme aussi parfois, malmenée par les éléments, dénudée par l’isolement. Heureusement qu’en règle générale, nous n’en avions pas marre le même jour, et l’un essayait de faire relativiser l’autre. Etre à deux sans être en phase a donc parfois du bon …
Transat entre zigzagodromie et trouillodromie. Avec les positions de nos "voisins" : sq (Silver Queen) et ss (Sans Souci) relevées lors des vacations radio